2019: le retour des films d’horreur sociaux


Bien qu’il ait régulièrement mauvaise presse et soit âprement dénoncé par ses détracteurs, le film d’horreur n’en reste pas moins un formidable prisme d’observation des sociétés humaines et un matériau de premier choix pour les chercheurs. Le récent succès international de Get Out (Jordan Peele, 2017) et la sortie prochaine de Us du même réalisateur posent la question suivante: assiste-t-on à un retour en grâce des thèmes sociaux dans le cinéma d’horreur ?

Loin de n’être qu’un simple divertissement pour amateurs de sensations fortes ou un rite de passage filmique obligatoire pour tout spectateur adolescent, le cinéma d’horreur a toujours joué sur les peurs de l’imaginaire collectif ancrées dans différentes époques. Nombre de ces peurs ont d’ailleurs trait à des sujets de société et sont bien souvent indissociables des films eux-mêmes.1

Difficile en effet de regarder La nuit des morts-vivants (George Romero, 1968) sans évoquer la Guerre du Vietnam et les émeutes raciales de la fin des années 1960, de se plonger dans Candyman (Bernard Rose, 1991) sans y apercevoir la dégradation des conditions de vie des quartiers urbains noirs dans un contexte néoconservateur, ou encore de faire abstraction de la violence quotidienne des gangs mexicains et de la problématique des enfants des rues lors d’un visionnage de Tigers Are Not Afraid (Issa Lopez, 2018).

Pour résumer, les vampires, apparitions spectrales et autres boogeymen ne devraient jamais être considérés pour leur seul aspect monstrueux et auraient — plus ou moins explicitement — valeur d’allégorie, voire de commentaire sociétal.

Cette observation est particulièrement visible depuis quelques années au sein des productions horrifiques récentes. L’industrie cinématographique traverse en effet une phase de regain d’intérêt pour le genre de l’horreur, notamment motivée par les succès en salles des franchises Conjuring (2013-2016), Insidious (2010-2018) ou encore de Ça (Andrés Muschietti, 2017), la nouvelle adaptation du roman éponyme de Stephen King.

Une infographie récemment mise en ligne d’après les informations de productions glanées sur le site IMDB (International Movie Data Base) confirme l’attrait actuel du public pour l’horreur. Plus de 11% des films sortis en salles aujourd’hui appartiennent à ce genre. Un film produit sur dix dans le monde est donc un film d’horreur: une situation encore inédite dans l’histoire du cinéma ces 100 dernières années.

D’après Alan Jones, directeur du « London FrightFest » dédié au cinéma d’horreur, cette popularité actuelle tient avant tout au caractère de renouvellement constant propre au genre:

L’horreur est un genre cyclique par définition. Il y a toujours un film qui donne naissance à un nouvel âge d’or. Auparavant il y avait les films de la Hammer, puis il y a eu Psychose, Rosemary’s Baby, L’Exorciste par la suite, Massacre à la tronçonneuse, Halloween, Freddy: les griffes de la nuit, Scream, Blair Witch, Hostel, Paranormal Activity, Saw, et ce sont désormais les univers proches de Conjuring et de Ça qui occupent le devant de la scène.2

La bande du « Club des ratés » du film Ça version 2017

Hormis quelques exemples de films d’horreur basés sur un postulat purement fantastique déconnecté de tout lien avec le monde réel, certains métrages s’inscrivent dans la droite ligne de leurs prédécesseurs des années 1970 (l’âge d’or des films d’horreur sociaux, selon certains chercheurs). Ils associent une esthétique efficace et accessible au grand public à un discours en phase avec les préoccupations sociales propres à leur époque. C’est d’ailleurs cette conjonction de facteurs qui a participé du succès de Get Out.

Autrement dit, les films d’horreur qui font office de commentaires sociaux ne sont pas une nouveauté de facto. En revanche, le fait que ces commentaires se retrouvent à présent au sein de productions destinées au grand nombre et non plus à un public « de niche » marque une nouvelle étape.

De Get Out à Us: le nouveau visage de l’horreur sociale (et raciale) américaine

Adoré par une partie du public, Get Out a été l’une des surprises de ces dernières années et s’est hissé instantanément au rang de phénomène culturel. Le film raconte l’histoire d’un couple mixte constitué de Chris (Daniel Kaluuya), un jeune africain-américain, et de Rose (Allison Williams), une jeune femme blanche issue des banlieues de la classe moyenne. Tandis que Chris rencontre sa belle-famille, un climat de méfiance indicible et pesant semble s’installer progressivement: les parents de Rose et son entourage ne sont en réalité pas ce qu’ils semblent être…

get out
Une scène intense qui en a traumatisé plus d’un

Bien qu’il ne soit pas exempt de tout défaut, le film a su évoquer un nombre important de thématiques propres à l’expérience noire historique en Amérique (brutalités policières, fétichisation / animalisation du corps noir et réduction à des stéréotypes raciaux, rapports ambigus avec l’antiracisme démocrate, esclavage…), le tout sous la forme d’un thriller aux accents horrifiques mâtiné de comédie.

La recette fonctionne et Jordan Peele réussit pleinement à cette occasion la transition délicate depuis ses sketches télévisuels comiques (mais toujours socialement pertinents) au sein du duo Key & Peele jusqu’à son accession au statut d’auteur filmique à part entière.

On note également que ce succès critique et d’estime n’est pas passé inaperçu auprès des hautes instances hollywoodiennes: Get Out est nominé à l’Oscar du meilleur film 2018 et remporte le trophée dans la catégorie « Meilleur scénario original » de la même année. Cette situation assez nouvelle marque potentiellement l’accès à une nouvelle forme de reconnaissance institutionnelle pour le cinéma de genre, bien que cette question soit encore aujourd’hui soumise à discussions comme en témoigne la vidéo ci-dessous.

Ce n’est bien entendu pas la première fois que le cinéma d’horreur récent traite de la question du racisme envers les Noirs en Amérique. Hormis les exemples déjà cités, Le Sous-sol de la peur (Wes Craven, 1991) ou encore Tales from the Hood (Rusty Cundieff, 1995) se sont par exemple déjà aventurés sur ce terrain avec plus ou moins de succès. Cependant, Get Out prend place dans un contexte politique et social bien particulier — la fin du second mandat de Barack Obama, premier président noir du pays — et tient lieu de constat amer envers une Amérique que l’on qualifie et qui se définit comme « post-raciale ».

Le film soulève élégamment la question suivante: quelle part sombre de l’humanité se dissimule sous le vernis d’une société qui prétend que tous ses citoyens sont égaux et affirme que leur couleur de peau ou origine sociale n’a plus aucune importance ?

Au moment ou j’écris ces lignes et que les fêtes de fin d’année battent encore leur plein, la bande annonce de Us, le nouveau film de Jordan Peele, vient d’être diffusée en ligne après une première projection presse à Los Angeles à la mi-décembre 2018. Bien qu’elle ne révèle que peu d’éléments du scénario, on peut y voir une famille africaine-américaine en vacances au bord de la mer. Peu après que le fils du couple incarné par les acteurs Winston Duke et Lupita Nyong’o se soit soustrait momentanément à la vue de ses parents, d’étranges voisins menaçants et qui ressemblent à s’y méprendre aux protagonistes frappent à la porte de ces derniers.

À la vue de ces premières images, difficile de ne pas se souvenir des films récents The Strangers (Bryan Bertino, 2008) et It Follows (David Robert Mitchell, 2014) qui revisitent chacun à leur manière le sous-genre horrifique du home invasion.

Prévu pour le mois de mars 2019 en France, il y a fort à parier que Us fasse parler de lui pour son sous-texte. On ose imaginer qu’il sera au moins aussi riche que celui de Get Out.

Bien que Jordan Peele ait lui-même précisé qu’il lui importait avant tout de faire jouer une famille noire en tant que personnages principaux et héros d’un film d’horreur — ce qui est suffisamment rare dans le cinéma hollywoodien grand public pour être souligné — il a également affirmé que Us ne basait pas son postulat sur la question raciale. Selon lui, son film part d’une « idée simple et qui est devenue un fait indéniable: celle que nous sommes nos propres pires ennemis ».3 Dans un contexte politique actuel qui rappelle sur bien des points la crise de confiance du peuple américain envers ses propres institutions et dirigeants après le scandale du Watergate (1973-1974), une telle déclaration est lourde de sens.

Notes

[1] Voir notamment à ce sujet l’ouvrage collectif Les peurs de Hollywood: phobies sociales dans le cinéma fantastique américain, Antipodes, 2006, 275 p.

[2] Anna Smith, « Horrorwood! Will the new golden age of scary movies save cinema? », The Guardian, 14 septembre 2017.

[3] Jeff Sneider, « Jordan Peele Explains the Awesome, WTF? Trailer for Horror Movie ‘Us’ », Collider, 25 décembre 2018.

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