Colloque international à Montréal le 8 mai 2012
Dès les premières traductions françaises des traités de Johann Kaspar Lavater à la fin du XVIIIe siècle, la physiognomonie a pris une place prépondérante dans l’iconographie et la pensée de l’époque. Très tôt renforcée par la diffusion des traités de phrénologie de Franz Josef Gall, cette théorie paramédicale a suscité une émulation telle qu’elle a contribué à poser les bases de la morphopsychologie, qu’elle a participé au développement de l’anthropométrie et s’est ramifiée en d’innombrables branches parmi lesquelles figurent la physiognomonie zoologique, la physiognomonie ethnologique ou encore la « pathognomonie ».
En outre, reposant sur la conviction qu’il est possible d’atteindre les profondeurs de l’intériorité humaine par l’observation d’éléments conçus comme autant de signes à déchiffrer, cette théorie relève du raisonnement par induction qui a pris, dans la fiction littéraire, la forme spécifique d’une recherche d’indices et a participé, dans les disciplines médicales, à la méthode diagnostique.
Le postulat selon lequel une connaissance de l’être humain est possible par l’observation minutieuse de ses traits extérieurs – conviction renforcée, à la moitié du siècle, par les possibilités techniques de la photographie – a contribué à enrichir la description, à affiner l’art du portrait et à aiguiser le trait incisif de la caricature. Ayant offert de riches moyens cognitifs et esthétiques d’exploration du monde social au peintre, à l’illustrateur, à l’homme de lettres et à l’historien, ces théories paramédicales ont durablement marqué l’histoire des conceptions et des représentations sociales.
Envisager l’influence de la physiognomonie en termes de diffusion d’un paradigme scientifique permettra de saisir les modalités et de mesurer les enjeux non seulement de la transposition de ce paradigme d’un médium à un autre, mais aussi de sa circulation entre différentes aires géographiques, disciplinaires ou sociales. L’étude des vecteurs suivant lesquels la physiognomonie investit les représentations fera intervenir des corpus variés, issus de contextes culturels allant de la France romantique à la blogosphère actuelle en passant par l’Allemagne nazie de l’entre-deux-guerres.
À l’observation attentive des sources primaires (documents historiques, traités médicaux, gravures d’époque, œuvres picturales, textes littéraires), s’ajoutera une réflexion sur la postérité de ces développements théoriques par l’analyse des discours distanciés, dubitatifs, voire explicitement critiques à leur égard, et ce dès leur toute première diffusion.
Le colloque est ainsi conçu comme un espace de dialogue et de réflexion susceptible d’apporter des éléments de réponse à la double question suivante : de quelle postérité épistémique le modèle d’interprétation et de représentation hérité de la physiognomonie bénéficie-t-il, entre dépréciation et application effective, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle ? Comment cette influence s’est-elle répandue ?
Les pistes d’étude suivantes pourront être explorées :
– la diversité des transpositions esthétiques dans les domaines de la peinture (Girodet, Géricault), de la sculpture (Rodin, Carpeaux, David d’Angers, traitement des allégories) et de la littérature (personnage romanesque chez les « romanciers du réel » dans le sillage de Balzac et Dickens, portraits tératologiques et représentation fantastique du monstrueux, imprégnation corporelle des traces visibles du vice et de la vertu chez Wilde). On s’intéressera particulièrement aux doctrines physiognomoniques comme vecteurs de réflexion sur l’art (esquisses préparatoires, écrits programmatiques, discours fictionnel) ;
– le développement de petits genres journalistiques, paralittéraires ou parascientifiques amplifiant les postulats physiognomoniques à travers une écriture descriptive en prise sur l’actualité socioculturelle : Code, Art, Hygiène, Physiologie, panorama, chronique, scène de mœurs, sketch ;
– la possibilité de saisir les manifestations les plus évanescentes et/ou les plus spécifiques de la physionomie humaine, comme celles de la voix, du mouvement, de l’empreinte graphique (naissance de la graphologie) et de la signature identitaire (adéquation entre signe et signature) ;
– L’apport de la physiognomonie, en tant que pourvoyeuse de principes prédictifs, à l’astrologie et aux arts divinatoires ;
– la constitution d’un discours et d’une iconographie critiques (humoristiques ou sérieux) visant à réfuter les apports controversés de ces théories dépourvues de véritable méthode ou à déformer par l’excès leurs principes d’application : caricatures (Daumier, Gandville, Dantan Jeune, Cham et les autres), pamphlets (à l’instar du plaidoyer de Flourens contre les thèses phrénologiques et des satires de Lichtenberg contre Lavater), critiques philosophiques (Hegel, Phénoménologie de l’esprit ; révisions kantiennes) ou littéraires (Bouvard et Pécuchet de Flaubert) ;
– les distinctions et divergences entre physiognomonie et phrénologie, les idées respectives de Lavater et de Gall ayant été assimilées par l’effet d’une vulgarisation conjointe qui a trop souvent confondu leurs théories. On pourra étudier les raisons de cet amalgame ;
– la manipulation idéologique des présupposés racialistes dans les discours de propagande, les dérives éthiques de la pensée de l’irrégularité pathologique et les considérations normatives en matière de criminologie depuis la théorie de l’« homme délinquant » de Cesare Lambroso ;
– le rôle de l’imprimé illustré dans la circulation internationale des principes de la physiognomonie, à travers livres, journaux et traductions, en particulier depuis la langue allemande (les termes Physiognomik, Phrenologie et Charakterologie sont-ils des calques en français ? leurs acceptions sémantiques respectives sont-elles modifiées par la traduction ?) ;
– la fortune épistémologique de la physiognomonie dans l’historiographie chez d’autres penseurs que Walter Benjamin et Carlo Ginzburg.
Le colloque aura lieu au Palais des Congrès de Montréal dans le cadre du 80e Congrès de l’Association Francophone pour le Savoir (ACFAS).