Le désert et les États-Unis d’Amérique


Colloque international pluridisciplinaire organisé par le laboratoire de recherche « Héritages et Constructions dans le Texte et l’Image » (HCTI – EA 4249) à l’Université Bretagne Sud, Lorient, 21-23 novembre 2019.

Titre de la communication: « Entre cauchemars nucléaires et altérités monstrueuses: le désert dans le cinéma fantastique américain (1953-2006). »

Texte de cadrage: Le désert est un lieu fascinant car il permet de penser des contraires, des extrêmes a priori irréconciliables. Lieu que l’on qualifierait volontiers de non-lieu, il est paradoxalement l’indice d’une fin tout autant que celui d’un commencement. Il représente un reste, les traces d’une ruine, d’un anéantissement, voire d’une néantisation qui vient de se produire. C’est pourquoi il peut traduire « une critique extatique de la culture, une forme extatique de la disparition » (Baudrillard, Amérique 18) et se conjugue parfaitement à l’événement apocalyptique. A contrario, et ce, en vertu des mêmes attributs qui lui confèrent sa teneur annihilatrice, le désert peut aussi être saisi à partir de la question de l’origine ou de la naissance. Il est ce rien d’où quelque chose va advenir, cet espace vierge où commencer et naître sont, à mesures égales, tout aussi implicites que mourir et disparaître.

Mais le désert est également ce fond informe qui rend à tout être et à toute chose une saillance et une existence plus singulière encore, comme surlignée par l’espace du vide alentour. C’est la raison pour laquelle on peut arguer qu’il fonctionne à la manière d’un révélateur ou d’amplificateur à la fois de l’être et de la relation à l’autre, une sorte de mise en exergue de ce qui compte. Il abrite une vie que l’on ne voit pas comme s’il figurait une sorte d’écosystème en creux. À cet égard, il commande notre attention, l’ajustement de la rétine pour ne pas passer outre ce qui existe à la mesure du grain de sable, de la poussière. Aussi exige-t-il d’autres lectures, comme par exemple celles des Amérindiens qui habitent, au sens plein du terme, ce « Grand Désert » qu’ont cru voir les explorateurs euro-américains du 19e siècle, invalidant ainsi la perception que ces derniers avaient de l’Ouest américain comme espace vide, hostile et inhabité, car habité de gens qui ne laissaient soi-disant aucune trace dans l’environnement. Il est en effet intéressant de remarquer que « désert » et « wilderness » ont en commun, pour ceux qui, venus d’ailleurs, arrivent dans ces espaces, qu’ils sont vides d’êtres humains, une définition bien utile à la déshumanisation de leurs habitants, étape nécessaire à la colonisation de leur habitat. Roderick Nash nous rappelle un autre lien de parenté entre le désert et wilderness : au 14e siècle, John Wycliffe “used wilderness to designate the uninhabited, arid land of the Near East in which so much of the action of the Testaments occurred […] Through this Biblical usage the concept of a treeless wasteland became so closely associated with wilderness that Samuel Johnson defined it in 1755 in his Dictionary of the English Language as ‘a desert; a tract of solitude and savageness.’ Johnson’s definition remained standard for many years in America as well as in England” (Nash, Wilderness and the American Mind 2-3). Or ce « Grand Désert » américain était bel et bien habité et marqué, c’est-à-dire pourvu de signes, voire de signification, y compris de signification sacrée.

On semble nommer « désert » ce qui ne relève pas du lieu commun. Qu’il soit de plaine ou de montagne, terres gâtes, forêts denses ou île déserte, le désert est, caractéristiquement, l’autre-lieu. À quelles (re-)sémiotisations ces espaces autres donnent-ils lieu pour l’artiste, mais aussi pour le géographe, le botaniste, le zoologue, voire le sociologue et l’ethnologue ? En va-t-il des hommes qui résident dans ces régions comme des plantes et des animaux, qui dépériraient sans doute dans des milieux moins extrêmes ? Par ailleurs l’histoire américaine, depuis les premières révoltes d’esclaves et le marronage, montre de manière significative comment espace et résistance s’articulent parfois indissociablement, comment géographie et politique se mêlent. L’historien, à la manière d’un Thoreau, est-il amené à voir les espaces non peuplés comme des espaces-refuges, des lieux de résistance, des réservoirs de liberté et de sauvagerie ? De fait, le désert propose une « topographic manifestation of difference » (Gersdorf, The Poetics and Politics of the Desert 14) qui s’oppose à une autre Amérique, caractérisée par celle de la corne d’abondance, voire du jardin d’Eden. Approcher le désert, c’est dans un même mouvement abandonner le seul critère esthétique de la verdure (« get over the color green », Wallace Stegner). L’appréhension du désert par le prisme de l’écocritique sera l’occasion d’évaluer sa place face aux autres écosystèmes (l’océan, la montagne, la prairie…) et autres espaces sanctuarisés (parcs nationaux…), de le considérer non plus comme un espace du manque et de la carence mais, tout au contraire, comme un lieu où règne une forme de suffisance et d’équilibre, où « [t]here is no shortage of water […] but exactly the right amount, a perfect ratio of water to rock, water to sand » (Abbey, Desert Solitaire 126).

Ces « arid United States » (Teague ix) nous renvoient aussi l’image d’une tabula rasa originelle à partir de laquelle toute forme d’expériences peut être tentée, toute cité peut être pensée. Espace de « desémiotisation » (Bouvet, Pages de sable 15-16) par excellence, le désert autorise, à loisir, la construction ou l’installation plus ou moins éphémère d’un nouveau monde, l’élaboration d’une nouvelle subjectivité, ou d’une nouvelle spiritualité. Mais ces transformations peuvent parfois s’apparenter à des utopies ou des simulacres car le désert est connu pour être le lieu du mirage, voire de l’hallucination, « a land of illusions » (Van Dyke, The Desert 2) où la fabrication sensorielle et psychique facilite le transfert et la projection des désirs. C’est presque en ces termes d’ailleurs que peut être envisagé le festival « Burning Man », sorte de fête païenne qui chaque année, et ce depuis 1986, crée une ville et une communauté éphémères dans le Black Rock Desert du Nevada et qui, à la manière d’un mirage doit disparaître pour ne laisser aucune trace. Il est en cela aussi le lieu rêvé, ou le lieu du rêve de la conquête de l’espace à l’image de la Mars Desert Research Station qui, implantée dans le désert de l’Utah, s’efforce de recréer les conditions extrêmes de vie sur Mars. Le désert figure par conséquent à la fois la ruine de notre monde et le tremplin expérimental pour penser un monde post-terrien.

Outrepassant son seul statut de site, le désert convoque des dimensions temporelles. Lié de tout temps à l’impossibilité de vie, voire de survie, le désert est intimement lié à la mort. D’abord parce que son horizon de dépouillement nous invite à l’appréhender tel un espace de l’anéantissement le plus total et le plus irréversible. Puisqu’il se pose en espace où la vie n’a pas sa place, puisqu’il est selon la formule de Terry Tempest Williams, ce « blank spot on the map » (Refuge 244), il accueille toute sorte de projections mortifères pour devenir un espace dans lequel les simulations de mort et de destruction sont propices. Le désert du Nevada fut par exemple longtemps utilisé comme un terrain d’essai pour la bombe nucléaire américaine et il est en passe de devenir la poubelle des déchets nucléaires des États-Unis (Yucca Mountain Nuclear Waste Repository). Il est également un terrain de bataille où l’armée américaine simule les combats comme au Fort Irwin National Training Center (FINTC) qui, en plus d’abriter de factices villages arabes, reproduit les terrains que rencontreront les GIs et les Marines dans les déserts du Moyen-Orient.

Ce colloque sera ainsi l’occasion de réfléchir tout particulièrement à la place allouée au désert dans les productions artistiques qui ont pour sujet les guerres du Golfe. Dans la fiction littéraire, on citera en exemple, Point Omega de Don DeLillo où le désert Mojave d’Anza-Borrego en Californie situé « somewhere south of nowhere in the Sonoran Desert » (Point Omega 20) vient se superposer au désert irakien tel un résidu fantomatique et traumatique que le protagoniste cherche à oublier. La réflexion pourra porter sur les œuvres de la nouvelle génération d’auteurs qui a vécu la guerre en tant que journalistes ou soldats tels Evan Wright, David Abrams, Phil Klay, ou Kevin Powers pour qui le désert « stretched out on all sides like an ocean of twice burned ash » (The Yellow Birds 183). Le roman graphique (The White Donkey: Terminal Lance de Maxime Uriarte), mais aussi les séries (Generations Kill, The Long Road Home…) ainsi que les films nombreux pourront être étudiés pour penser le désert à la fois comme un théâtre d’opérations mais aussi comme un espace propice à la problématisation du territoire national.